Cheminer, c’est aussi témoigner… et transmettre
En 2003, je montais pour des propriétaires sud-africains installés en Normandie, à Mesnil-Jean, près d’Argentan. Cette année-là, j’ai eu sous ma selle un lot de chevaux exceptionnels. Pas seulement par leurs qualités sportives, mais surtout par leur personnalité… complexe, hypersensible, parfois déroutante. Des chevaux qui demandaient du tact, de l’attention, de l’humilité.
Jet du Mesnil, tout d’abord, un cheval de sept ans que j’avais fait acheter à trois ans par la famille Frey, d’anciens clients rémois. Jet était d’une extrême délicatesse, avec une bouche très sensible due à un brachignatisme supérieur marqué — un véritable “bec de perroquet”. Il fallait le monter avec des mains de soie. Il était aussi profondément émotif. Dès que la peur surgissait, il fuyait, paniqué. Et avec une bouche aussi fine, la moindre tension devenait un obstacle supplémentaire. Il ne supportait ni la brutalité, ni même une main imprécise. Il fallait trouver un accord subtil, une harmonie silencieuse.
Il y avait aussi Jalisca Solier, une jument que le vétérinaire avait presque “condamnée”. Elle partait en lançades, avant ou après les obstacles, comme foudroyée par une décharge de stress. Elle était à fleur de peau, hypersensible, imprévisible.
Plutôt que de la contraindre ou de “corriger” ses réactions, j’ai choisi une autre voie : la compréhension. Je l’ai engagée uniquement dans des épreuves de 6 ans B (l’équivalent de Formation 3 aujourd’hui), avec un objectif unique : l’apaiser, lui donner confiance, la rééduquer de l’intérieur.
Quelques mois plus tard, à Fontainebleau et avec Pénélope Leprévost, elle finissait troisième du championnat de France des cavalières. Quelques années plus tard, elle brillait aux quatre coins du monde sous la selle de Steve Guerdat.
Je montais également Ikat Mail, issu de l’élevage de Brullemail. Un cheval d’un respect extrême, au point qu’il s’arrêtait dès qu’un doute surgissait. J’ai toujours pensé qu’on ne résout rien par la force : un cheval contraint se mettra tôt ou tard contre l’homme. En revanche, si l’on prend le temps de le comprendre, de lui redonner confiance, il retrouve du cœur à l’ouvrage — et finit par donner le meilleur de lui-même. Cela dit, il faut toujours trouver le juste équilibre entre autorité et patience, entre fermeté et bienveillance. L’homme doit garder un cadre clair et cohérent, où il reste juste envers l’animal, sans jamais céder à la colère ou à l’injustice. C’est dans cette harmonie que le cheval s’épanouit pleinement.
Avec Ikat, il a fallu tout reprendre à la base : apaiser son mental, recréer un cadre clair, reconstruire une confiance mutuelle. Une fois prêt, il a été vendu en Italie… où il a remporté le championnat national élite senior sur des parcours à 1,60 m.
De ce même élevage, Bernard Le Courtois m’avait confié une jument aussi prometteuse que complexe : Katchina Mail. D’une grande sensibilité elle aussi, elle exigeait qu’on lui parle “en la vouvoyant”, avec tact et égards. J’ai proposé à Bernard de la confier à mon élève Gilles Willemann, un jeune cavalier, à qui j’ai demandé de prendre son temps, de ne sortir que sur quelques 5 ans B, équivalents aujourd’hui aux concours de formation 2. Gilles avait peu de chevaux à l’époque et leur consacrait un vrai temps de qualité, instaurant une belle relation avec chacun. L’année suivante, elle devenait championne des 6 ans avec Patrice Delaveau, puis plus tard, vice-championne du monde à Lexington.
Quant à Jet du Mesnil, après avoir respecté une progression très douce, n’ayant plus assez de temps à lui consacrer, je l’ai confié à des cavaliers prestigieux : Raynald Angot, puis Kevin Staut. Grâce à cette éducation lente, stable et structurée, il a rejoint les écuries de Beezie Madden, cavalière olympique américaine, avant de poursuivre sa carrière en permettant à la fille de J. Heinz, ancien chef d’équipe hollandais d’affronter ses premiers Grands Prix en toute sérénité et sécurité. Tous vantaient sa facilité et son confort, au point de dire qu’il pouvait faire les Grands Prix “comme en hunter”.
Tous ces chevaux ont connu la réussite, parfois même la gloire. Mais ils avaient un point commun : ils ne rentraient pas dans les cases. Ils demandaient autre chose que de la technique ou de l’ambition. Ils réclamaient de la finesse, une vraie écoute, et le courage de ralentir pour mieux construire. Ils exigeaient qu’on pose les fondations avant de bâtir la maison…
C’est une conviction profonde que je porte depuis toujours : un cheval n’est pas une machine à performance. C’est un être sensible, intelligent, parfois fragile ou blessé. Et c’est à nous, cavaliers, d’être les artisans de sa confiance retrouvée, de sa sérénité, de sa durabilité.
En retour, ces chevaux nous élèvent, nous enseignent, et nous rendent meilleurs — en selle et dans la vie.
À demain pour un nouveau témoignage.
Sportivement vôtre, Éric